27 septembre 2013

Le secret...

Elle a 93 ans, jambes croisées, elle paraît rayonnante assise sur ce banc public...Un bonjour timide et je m'installe à ses côtés, petit bouchon sur mes genoux. Elle le regarde sourit, il répond... Gazouille et la discussion débute. Caressant ses joues, palpant ses cheveux crépus elle m'interroge... -Quel âge a t-il? -Vous êtes d'où? Éternelle question à laquelle je prends un malin plaisir à répondre toujours de côté. -De Normandie, Cherbourg. - Cherbourg - Oui, pourquoi? Ne suis-je pas assez pâle? Elle sourit... -Vous avez un joli teint, j'aime ces gens qui viennent d'ailleurs, ils ont toujours le sourire (ce n'est pas faux, ça nous donne un petit air idiot, mais que c'est bon de paraître heureux) -Vos parents viennent d'où? Je réponds, elle enchaîne... Je raconte.... -C'est votre premier? Allez savoir pourquoi je marque toujours un temps d'arrêt avant de répondre à cette question... Je vais noyer le poisson -Alors, nous avons, Jean-Daniel, Gaspard, Marjolaine, Antoine... Heuu... Jean-Daniel... Oui, je l'ai compté. Donc, je reprends Jean-Daniel, Gaspard .... - Dis donc, vous en avez du courage... Je souris... Je m'impatiente des réflexions qui vont suivre, avec le temps j'ai appris à rire de tous les clichés, encore plus lorsque les autres concluent sans savoir... -Les enfants ce n'est pas facile, il faut les éduquer, leur donner une situation... Ça coûte cher. Évidemment, j'ai le teint mat, une panoplie de gosses (?), forcément je ne peux qu'avoir très peu de moyen, une allocato-dépendante. Les yeux brillants je lui réponds... -Je ne vous fais pas dire! Que c'est cher d'élever des enfants... Entre l’école, le sport, les loisirs... Je ne vous dis pas... Je peine  (à régler les notes d'hôtel) à me faire plaisir... -Je veux bien vous croire madame... -Vous travaillez? Bah, forcément, après une telle description il lui faut vérifier comment j'assume... Là encore je prends un malin plaisir, petit sourire aux lèvres, j'aimerais me laisser aller en répondant . -Non. Elle conclurait sans doute que je suis l'épouse d'un dealer, un voyou sans scrupule ou serais-je une parfaite vénale qui prend plaisir à être entretenue... 
Mais non... Je ne vais pas lui faire ça, elle me plaît cette femme à l'allure élégante et si curieuse. Même si, je sais à l'avance que l'annonce de ma profession va arrêter mon plaisir net et nous nous centrerons rien que sur elle. Aussitôt dit, aussitôt fait... Je découvre son âge, ses antécédents, ses nuits difficiles, sa perte d'autonomie... Même si je m'efforce à lui rappeler que pour ses 93 ans elle se porte très bien. Tant bien que mal, j'essaie de la distraire avec d'autres questions. -Vous avez des enfants? -Non... Silence -J'ai une filleule adorable, elle a deux beaux garçons. -C'est mignon tout ça! 
A mesure de la discussion j'apprends qu'elle à toujours vécu dans la maison familiale avec ses sœurs qui sont décédées les unes après les autres et aujourd'hui elle vit seul dans ce grand appartement. (Que j'aurais fort aimé qu'elle me vende en vieux francs, oui, j'habite un vieux quartier populaire(?) de Paris, entre les touristes, les psychotiques artistes, les petits vieux et "bobos" il fait bon d'y vivre.) -Vous n'avez jamais été mariée? -Non... Mais j'ai un ami. 
Un ami? Me suis-je dis. 93 ans et un ami... Mais où a t-elle rencontrer ce "petit vieux". Elle surenchérit -Un ami depuis 53 ans. -53 ans? Et vous n'avez jamais voulu l'épouser? -Il était marié. -Marié? -Oui, il avait sa famille. Son épouse et ses enfants. -Et vous êtes restés avec lui durant toutes ces années... -Oui, encore aujourd'hui... Nous nous aimons. -Waouh! Waouh! J'ai un sourire niais.
Je reste partagé entre le doux sentiment d'une histoire digne d'un roman d'amour et la tristesse d'une vie sacrifiée. Que nenni! -Depuis toujours nous nous aimons... nous nous voyons tous les jours, un peu moins actuellement, ces temps derniers, son état de santé se dégrade...il est malade. En rentrant je vais lui téléphoner. 
Je marmonne ... 53 ans, 53ans... J'ai du mal à croire ce que j'entends, je lui fais répéter. -Vous êtes ensemble depuis 53ans? -Oui, 53ans. Je l'aime. 
Elle à l'air si enthousiaste, si heureuse...Si passionnée. Mais dans mon cerveau cartésien, les questions s'entrechoquent... -Mais pourquoi n'a-t-il pas quitté sa femme? -Il ne pouvait pas, il avait une famille, elle était souvent malade... Il voulait rester avec sa famille. -Et vous? -On s'aimait, je n'avais que le "bon" côté... On ne se disputait pas. Nous déjeunions, bavardions... -Oh! La cochonne! C'est une belle histoire! Son épouse est décédée? -Non... -Oups! Elle à la peau dure dis donc! -Celle-là! Nous rions... 
J'aime la regarder me parler de cet amour qui me parait si invraisemblable et qui semble l'illuminer. -Je ne tiendrais pas 53ans. (Et dire que je pensais avoir battu les records!) -Vous avez un amant? -Qui? Moi? Nooooon! 
Gros mensonge. Mais c'est une voisine. Si le petit bouchon se retrouve sur les genoux de papa à ses côtés, je n'aimerais pas qu'elle lui fasse des confidences. Elle reprend... Me parle de lui... Et conclut. -C'était un bon amant (Ooh! La salope!), il était beau (ils sont toujours beaux.)... 
L'espace d'une seconde j'ai imaginé ces deux petits vieux s'en donnant à cœur joie. Le Kamasutra des petits vieux ce n'est pas très excitants. Mais difficile de les imaginer différemment. Je souris, souris, car il y a fort longtemps lorsque je décidais de prendre un amant, je n'ai de cesse répété qu'il serait mon éternel amant... Éternel, car je ne voyais pas pourquoi nous cesserions de coucher ensemble sinon du fait de la vieillesse. -Vous revenez demain? Reprit-elle... -Non, je travaille demain. Mais mercredi, je serais là... -Si tout va bien... Je vous apporterais de la lecture... De beaux romans d'amour. Me dit-elle d'un œil brillant. J'éclate de rire... Je suis découverte.
L'ironie de l'histoire c'est que deux ou trois jours auparavant je lisais dans le magazine "Psychologie" "Pourquoi elles restent la maîtresse" une suite d'analyse pour lesquelles je ne m'y retrouvait pas. En plus avec Freud comme fil conducteur... Je n'ai pas adhéré. Je n'ai eu tort. Pour preuve cette femme ne correspondait en rien à tout ce qui était écrit notons, tout de même qu'elle a 93 ans. Elle était là souriante, me confiant son bonheur. Quitte à revivre sa vie, elle le revivrait de la même manière sans l'ombre d'un doute. 
C'est peut-être ça le secret de son grand âge. Baiser Aimer simplement.